Projet de tribune conjointe entre la Fondation Kofi Annan et Interpeace

Par Corinne Momal-Vanian & Itonde Kakoma

Nous vivons en temps de guerre. Et nous semblons nous y résigner. Le nombre des conflits armés est plus élevé qu'à n'importe quel moment depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale[1] et les dépenses mondiales en matière de défense ont progressé pour la neuvième année consécutive en 2023, atteignant 2443 milliards de dollars.[2]

Les États donnent la priorité à la puissance militaire pour faire face à des dynamiques géopolitiques et sécuritaires instables, mais leurs efforts n'ont pas réussi à mettre fin aux conflit , qui font toujours plus de victimes civiles[3] : les combats au Darfour tuent ainsi plus aujourd’hui qu’il y a 20 ans et le taux de mortalité quotidien à Gaza dépasse celui de tout autre conflit majeur de ce siècle.[4]

Et pourtant, nous savons que la violence engendre de nouvelles formes de violence et alimente les cycles de conflit sur plusieurs générations. Le retour sur investissement d’approches axées sur la guerre ne compensera jamais leur coût incommensurable en termes de vies humaines et d’infrastructures.

Selon l’Indice mondial de la paix 2023, l’impact de la violence sur l’économie mondiale s’élevait à 17 500 milliards de dollars en 2022. Or, des recherches montrent que chaque dollar investi dans la consolidation de la paix ferait diminuer de 16 dollars le coût des conflits.[5] Si nous souhaitons réellement inverser les tendances actuelles, nous devons investir de toute urgence dans le maintien et l’expansion des efforts de rétablissement et de consolidation de la paix à un niveau qui n’a pas été tenté depuis des décennies.

Par « paix », nous n’entendons pas simplement l’absence de guerre. Pour nous, la paix requière que les relations sociales, économiques et politiques soient exemptes de violence et de coercion, permettant aux communautés d’envisager un avenir sans peur ni injustice, dans la sécurité et la dignité. Y parvenir demande des ressources, un travail acharné et une solide expertise.

Nous savons que les efforts pour parvenir à la paix peuvent réussir. Nous le voyons tous les jours. Mais ils ne peuvent réussir que si nous agissons au-delà du court terme et offrons aussi des solutions aux générations futures. Ce travail ne peut réussir que si tous les acteurs de paix unissent leurs forces et cessent de rivaliser pour l’obtention de ressources de plus en plus rares. Il ne peut réussir que si les femmes sont au centre de toutes les actions de paix et ont accès à la prise de décision, et si les jeunes peuvent concevoir leurs propres solutions à leurs problèmes.

Cette époque sans précédent exige des mesures sans précédent. Lorsque les chefs d’état se réuniront au Sommet de l’avenir à New York ce mois-ci, pour adopter un Pacte pour l’Avenir et une Déclaration sur les générations futures, il faudra qu’ils déclarent d’abord sans détour leur détermination à rétablir et renforcer le dialogue et la collaboration. Ils doivent s’engager à investir massivement dans la paix pour assurer la stabilité et la sécurité de leurs peuples.

Nous devons tenir nos dirigeants responsables de chaque vie perdue ou brisée à la guerre, de chaque école ou hôpital détruit, de chaque enfant affamé par les conflits. On entend trop de discours présentant la guerre comme inévitable. Il faut au contraire mettre en avant les nombreux succès passés et actuels d’actions pour la prévention des conflits, le rétablissement et la consolidation de la paix.

Sans paix, il n’y aura pas d’avenir, pas de futures générations, pas d’avenir pour la planète. Nous lançons un appel d’urgence pour la paix.

Cet article est paru dans Le Temps, en français, le 20 septembre 2024, sous la plume de Corinne Momal-Vanian et un Itonde Kakoma.


[1]With Highest Number of Violent Conflicts Since Second World War, United Nations Must Rethink Efforts to Achieve, Sustain Peace, Speakers Tell Security Council, United Nations, Meetings Coverage, Security Council 9250th Meeting, SC/15184, 26 January 2023

[2] https://www.sipri.org/media/press-release/2024/global-military-spending-surges-amid-war-rising-tensions-and-insecurity

[3] See in particular the Explosive Violence Monitor 2023, Action on Armed Violence.

[4] https://www.oxfam.org/en/press-releases/daily-death-rate-gaza-higher-any-other-major-21st-century-conflict-oxfam

[5] Measuring peacebuilding cost effectiveness, Institute for Economics and Peace, March 2017

Faciliter la participation significative des jeunes aux initiatives de consolidation de la paix devrait être la pierre angulaire de tout effort visant à favoriser une société pacifique et cohésive. Cette approche résonne particulièrement bien au Rwanda, où plus de 70 % de la population est constituée de jeunes, dont une grande partie est née après le génocide contre les Tutsis qui a eu lieu il y a trente ans.

Le génocide a déchiré le tissu social du Rwanda. Un nombre important de jeunes ont été manipulés et impliqués dans les meurtres. Pour construire une paix durable et consolider les acquis de réconciliation et de cohésion sociale, ils doivent être impliqués dans le processus.

Le 1er juin 2024, le Rotary Club Kigali Seniors (RCKS) s'est associé à Interpeace pour organiser une retraite d'une journée afin d'associer davantage ces personnes. Ayant pour thème « Consolider la paix et la cohésion sociale au Rwanda », l'événement a réuni plus de 50 jeunes, membres de clubs Rotaract (Rotaristes dirigés par des jeunes) et anciens.

Il a servi de dialogue intergénérationnel, permettant aux jeunes de comprendre le passé tragique de leur pays, qui a conduit au génocide, et d'établir les moyens de construire un Rwanda pacifique et résilient à l'avenir. Les participants étaient des étudiants universitaires et de jeunes professionnels de tout le pays. Leurs aînés étaient des personnalités éminentes issues de divers horizons, notamment des secteurs public et privé, du monde universitaire et des organisations de la société civile.

« Ce pays a été détruit par le divisionnisme ethnique il y a 30 ans. Nous avons parcouru un long chemin pour le reconstruire. Il est temps de comprendre d’où nous venons et de nous engager à ne plus jamais laisser cela se reproduire. Vous devez construire une société meilleure que celle du Rwanda aujourd'hui », a souligné le Dr Jean Pierre Dusingizemungu, professeur d'université, alors qu'il se penchait sur l'histoire des violences passées du Rwanda, sur la voie de la réconciliation et de la reconstruction. Il a encouragé les participants à réfléchir aux conséquences néfastes de l'histoire des conflits et du génocide du Rwanda et à forger une identité commune pour favoriser l'unité et la cohésion sociale dans leurs communautés respectives.

Nathalie Siborurema, l'une des participantes, a déclaré : « Ce type de dialogue est très important et nécessaire car il nous permet d'apprendre de personnes expérimentées qui ont vécu la situation dont nous entendons parler. Il nous arme et nous prépare à construire une future société rwandaise pacifique et cohésive. Je me sens prête à relever le défi avec enthousiasme".

Le Dr Jean Bosco Kabera, membre éminent du RCKS qui a coordonné cette activité, a souligné l'importance d'éduquer les jeunes pour promouvoir la cohésion sociale. "Je pense qu'il est essentiel pour le Rwanda de garantir que les jeunes non seulement comprennent le passé, mais jouent également un rôle de premier plan dans la définition de notre avenir", a-t-il déclaré, ajoutant que le partenariat avec Interpeace pour organiser cette retraite était enrichissant dans la mesure où les jeunes sont parmi les cibles de son programme holistique de consolidation de la paix au Rwanda qui cherche à aborder la guérison mentale, à promouvoir la cohésion sociale et à soutenir l'amélioration des moyens de subsistance.

Les participants se sont engagés à partager les connaissances et les compétences acquises avec leurs confrères. Pour avoir un impact plus significatif, ils transmettront ces compétences au niveau communautaire et toucheront davantage de personnes.

Frank Kayitare, représentant national d'Interpeace, affirme que l'autonomisation des jeunes garantit une paix et une cohésion sociale durables. « Si vous voulez maintenir la paix et la cohésion au Rwanda, vous devez cibler les jeunes. Ces discussions les aident non seulement à comprendre le passé, mais aussi à forger un état d’esprit différent de celui qui a conduit au génocide contre les Tutsis. Elles leur permettent également de cultiver un état d’esprit de dialogue, de résoudre tout conflit par le dialogue.

Le travail d’Interpeace pour soutenir la jeunesse au Rwanda

Le Rwanda a réalisé des avancées remarquables dans le renforcement de la résilience sociale et économique au cours des 30 dernières années. Cependant, de nombreux Rwandais, y compris des jeunes, sont confrontés à des défis liés aux blessures psychologiques du génocide et de ses conséquences, ainsi qu'au développement économique.

Interpeace utilise des interventions de soutien psychosocial communautaires telles que la sociothérapie et la thérapie multifamiliale pour établir des espaces de guérison permettant aux jeunes et à leurs parents de discuter de leur passé et de se lancer dans un voyage de guérison mutuelle. Elle travaille avec des partenaires locaux tels que Haguruka, Prison Fellowship Rwanda et Dignity in Detention pour organiser des dialogues intergénérationnels dans la communauté.

Grâce à une approche collaborative des moyens de subsistance, Interpeace et ses partenaires s'efforcent de remédier aux disparités socio-économiques et de favoriser la résilience socio-économique des jeunes en les dotant de compétences financières et entrepreneuriales. Les jeunes apprennent à développer des projets d'entreprise bancables, à les établir et à les gérer. Grâce à un processus compétitif, les dispositifs les plus prometteurs sont soutenus par un capital d'amorçage. Les initiatives commerciales conjointes jouent un double rôle : leur permettre d’améliorer leurs conditions sociales et économiques et de maintenir les liens sociaux que ces personnes ont tissés au cours du parcours de guérison.

Interpeace travaille également avec des organisations dirigées par des jeunes, telles que Rwanda We Want, pour renforcer leurs capacités et leur permettre d'autonomiser davantage de jeunes à travers le pays.

Interpeace tire parti du dialogue intergénérationnel pour promouvoir la guérison, la compréhension et le développement communautaire au Burundi. Le programme « Dukire Twubake » (Guérir, Construire) a été prévu pour répondre à l’impact des traumatismes passés, du genre et de l’âge sur les individus et les communautés, avec un accent particulier sur la consolidation de la paix, le développement et la prise de décision. Il montre les efforts visant à encourager une communication ouverte et à favoriser le respect mutuel au sein des communautés.

Cette approche établit un environnement dans lequel les participants de tous âges peuvent partager ouvertement leurs expériences, favorisant ainsi l'empathie, la confiance et l'appréciation des diverses perspectives. En lançant des espaces de narration honnête et d'écoute attentive, le programme permet aux Burundais de gérer leur traumatisme, d'explorer de nouvelles voies de progrès et d'acquérir une connaissance approfondie de leur propre vie ainsi que de celle des autres.

De 2023 à 2024, une série de dialogues intergénérationnels ont eu lieu à travers le Burundi, facilités par le Centre d'alerte et de prévention des conflits (CENAP) et Interpeace dans le cadre du programme Dukire Twubake, financé par le gouvernement norvégien. Ceux-ci ont réuni des individus de différentes générations, offrant aux adultes ayant vécu les conflits du pays l’occasion de partager des histoires sur la manière de « faire ce qu’il faut » face à l’adversité.

Les participants ont subi une phase préparatoire avec des séances de sociothérapie. Ce processus leur a permis de faire face aux émotions négatives, de trouver la guérison et de remettre en question les stéréotypes néfastes sur les autres groupes ethniques, ouvrant ainsi la voie à des dialogues intergénérationnels ouverts et constructifs.

Le premier en 2023, organisé dans la commune de Kabezi, a vu les participants partager des dispositifs d'humanité en période de violence dans le pays. Leurs témoignages, impliquant souvent des actes visant à sauver des vies, quelle que soit leur origine ethnique, ont été accueillis par de chaleureux applaudissements de la part des jeunes présents. "Les jeunes participants apprécient le comportement adopté par ces 'héros' lors des moments de conflit violent, celui de ne pas céder à la violence, mais de voler au secours des autres", a observé un intervenant.

Jean de Dieu, membre du groupe de jeunes Dukire Twubake, a saisi l'impact de ces dialogues en déclarant : « Nous venons de comprendre que pendant ces périodes sombres, les Tutsis ont sauvé les Hutus et vice versa. Cela contribue à construire et à renforcer la confiance dans la jeune génération".

Un deuxième dialogue en 2023, organisé dans la commune de Nyanza-lac, a encore amplifié ces messages, les participants partageant des récits émouvants de pardon et de réconciliation au-delà des clivages ethniques. Une femme, aujourd’hui dirigeante locale, a raconté sa pénible expérience d’avoir été injustement accusée, emprisonnée et torturée. Cependant, elle a ensuite embrassé son ancien accusateur dans un puissant acte de pardon, provoquant les acclamations de ses voisins.

Alors que les dialogues se poursuivaient jusqu'en 2024, dans la commune de Ruhororo, l'attention s'est portée sur les « héros » ou « piliers de la paix » dont les histoires ont servi de leçons à la jeunesse burundaise. Emmanuel Barusasiyeko, un Hutu, a raconté comment il avait hébergé trois enfants tutsis lors des massacres interethniques de 1993, risquant sa propre vie pour les guider vers un lieu sûr. Ses actions ont été récompensées des années plus tard lorsque l'un des enfants, vivant désormais au Canada, a cherché à faciliter la migration du fils de celui-ci en signe de gratitude. Avant de conclure son récit, M. Barusasiyeko s'est tourné vers les jeunes pour leur dire 'Ukora iciza ukagisanga imbere' (Si vous faites le bien, vous en récolterez les fruits dans le futur)".

Ces dialogues intergénérationnels ont non seulement favorisé la réconciliation, mais ont également fourni un débouché thérapeutique aux participants. Christian, bénéficiaire de Dukire Twubake, explique : "Ils nous permettent de nous décharger car c'est en parlant de ce passé difficile et parfois en le banalisant qu'on peut enfin vivre facilement notre présent".

« Les dialogues intergénérationnels sont la dernière étape pleine d’espoir de nos séances de thérapie. Nous commençons par aborder les aspects négatifs du passé dans les espaces de guérison. Ensuite, nous encourageons les membres à partager des histoires positives dans ces dialogues, favorisant la compréhension et l'espoir », a déclaré le responsable du programme au CENAP, Serge Ntakirutimana.

« Ces dialogues, axés sur les expériences positives, constituent un outil puissant pour lutter contre la haine et les stéréotypes, en particulier dans les sociétés touchées par des conflits. Les histoires des personnes âgées et des jeunes nous rappellent qu’il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » ethnicité dans des endroits à l’histoire troublée comme le Burundi. Chaque ethnie compte des individus qui ont fait preuve d’une humanité remarquable et d’autres qui ont été plongés dans la violence. Ces histoires partagées témoignent de notre humanité commune et sont une lueur d’espoir pour un avenir plus compréhensif et plus compatissant », a-t-il ajouté.

Le programme Dukire Twubake reconnaît le pouvoir transformateur de la narration et de l’écoute pour promouvoir la guérison et la compréhension. Il encourage la communication ouverte, l'introspection et l'exploration de solutions alternatives, favorisant un sentiment de communauté et de collaboration. En utilisant des méthodes de rétablissement psychosocial et des outils de renforcement des capacités et de la confiance, le programme vise à autonomiser les femmes, les jeunes et les communautés touchées par un traumatisme. Il les aide à défendre leurs besoins, à mobiliser les autres autour de ces besoins et à mener des initiatives qui renforcent la cohésion sociale et politique et améliorent les moyens de subsistance. Un témoignage de cette approche est le lancement d'une association d'épargne et de crédit dans la commune de Kabezi par un groupe de douze femmes en août 2023. Cette initiative répond non seulement à leur besoin de crédit abordable, mais offre également des opportunités de soutien mutuel et de guérison. Constituée de femmes de différentes ethnies et religions, l’association renforce la cohésion et la réconciliation. Elle a été lancée après que les femmes ont bénéficié du soutien psychosocial et du renforcement des capacités en matière d'entrepreneuriat offerts par le programme Dukire Twubake, aboutissant ainsi à un récit continu d'autonomisation et de guérison.

Un participant de la commune de Ruhororo s'est étonné en déclarant : « C'est très impressionnant ! Je ne savais pas que la commune de Ruhororo comptait autant de personnes qui ont risqué leur vie pour sauver leurs voisins en 1993. C'est un très bon exemple pour nous qui n'avons pas vécu ces événements. Personnellement, je suis déterminé à faire campagne pour le bien, même en période de conflit ».

Alors que le Burundi regarde vers l’avenir, les graines de réconciliation semées à travers ces dialogues intergénérationnels portent la promesse d’une nation plus unie et plus résiliente. En honorant les histoires de ceux qui ont choisi la compassion plutôt que la violence, le programme Dukire Twubake a inspiré une nouvelle génération à adopter les valeurs d'humanité, de pardon et de compréhension mutuelle. Celles-ci façonneront un avenir plus pacifique et plus prospère pour le Burundi.

 

Établir des liens entre les prisonniers et ceux qu'ils ont offensés – avant leur libération – en particulier ceux qui ont commis des crimes odieux, comme le génocide ou le meurtre, devrait faire partie intégrante du processus de réhabilitation et de réintégration des détenus. Cette approche facilite une association plus fluide et plus efficace de ceux-ci dans leur famille et leur communauté.

Cette mesure est pertinente et nécessaire au Rwanda, car environ 20 000 prisonniers reconnus coupables de crimes de génocide en 1994 contre les Tutsis, y compris les cerveaux, devraient être libérés dans les années à venir. En outre, de nombreux condamnés pour le génocide ont déjà été libérés, intégrés dans leurs communautés et vivent aux côtés des survivants du génocide.  

En mars 2024, Interpeace, en collaboration avec ses partenaires locaux Dignity in Detention et le Service correctionnel du Rwanda (RCS), a organisé un événement unique pour reconnecter 19 prisonnières détenues dans la prison de Nyamagabe, dans la province du sud du Rwanda, avec les familles de leurs victimes et le reste de la communauté pourh demander pardon. L'événement a eu lieu dans le district de Nyamasheke, dans la province de l'Ouest, où ils ont perpétré leurs crimes. 

« Je me tiens devant vous aujourd'hui pour demander pardon pour les crimes que j'ai commis lors du génocide contre les Tutsis en 1994. J'ai tué mes voisins et amis. Je reconnais mes crimes et je m'humilie devant vous tous, en particulier les survivants du génocide », a imploré Martha Mukamushinzimana, 55 ans, mère de cinq enfants.

Elle a participé au meurtre des Tutsis qui cherchaient refuge dans la paroisse catholique de Nyamasheke située dans son quartier et, en 2009, a été condamnée à 15 ans de prison par un tribunal traditionnel Gacaca. Pourtant, ses enfants ne connaissaient pas la raison de son emprisonnement. «J'ai été une pire mère. J'en profite pour présenter mes excuses à mes enfants. Je me suis comporté comme une lâche et j'ai eu honte de leur dire la vérité sur mes crimes », a déclaré Martha Mukamushinzimana, qui sera libérée dans un mois. Elle a ajouté : « J'ai été transformée; je suis une nouvelle personne maintenant. Je me sens prête à revenir vivre en harmonie avec vous et à construire ensemble notre pays ».

Une par une, les 19 prisonnières se sont présentées pour raconter leurs crimes devant les survivants du génocide, les membres de leur propre famille, les autorités locales et d'autres membres de la communauté venus témoigner. Ceux-ci allaient du meurtre des Tutsis, à l'apport de pierres utilisées pour tuer, et à l'attraction des victimes chez elles sous couvert de protection dans le seul but de les tuer. Les détenues ont assumé la responsabilité de leurs actes et se sont humiliées devant les membres de la communauté.     

Reconnecter les prisonniers avec ceux qu’ils ont offensés fait partie de l’approche d’Interpeace en matière de réadaptation psychologique et de réintégration, mise en œuvre conformément à son programme de guérison sociétale au Rwanda. Celui-ci favorise la cohésion sociale et la réconciliation et favorise la résilience psychologique et économique. La priorité est donnée à ceux qui sont proches de leur libération.

Comme l’ont montré les recherches d’Interpeace, pendant leur incarcération, les détenus souffrent de troubles de santé mentale résultant des atrocités qu’ils ont perpétrées et de leur vie en prison, qui constituent une pierre d’achoppement à leur réhabilitation efficace. Le programme de guérison sociétale a établi des espaces de guérison de sociothérapie dans les prisons pour offrir aux détenus des soins de soutien psychosocial en groupe. Pendant trois mois et demi, des séances hebdomadaires de sociothérapie leur permettent d'acquérir des compétences de vie pour faire face à leurs problèmes mentaux et adopter une nouvelle orientation de vie.

Au cours du processus de guérison, beaucoup expriment volontairement leur volonté de se réconcilier avec les familles de leurs victimes et la communauté. Cette situation est facilitée par des événements de réconciliation, comme celui de Nyamasheke, qui a été organisé après une préparation minutieuse des membres concernés de la communauté. Les espaces de guérison par sociothérapie jouent un rôle catalyseur en faisant évoluer la mentalité des prisonniers pour qu’ils deviennent des individus repentants qui acceptent la responsabilité de leurs actes et se sentent prêts à vivre avec les autres dans la société.

« Avant de fréquenter un espace de guérison de sociothérapie, je n'avais aucune volonté d'avouer mes crimes. J'étais convaincu que j'étais innocent et faussement emprisonné. La sociothérapie m'a permis de réfléchir sur moi-même et sur mes méfaits. J'ai réalisé que j'avais tué mes amis et mes voisins et blessé leurs familles et ma communauté. Du fond du cœur, je demande humblement pardon aux survivants du génocide », a avoué Agatha Nyirahabimana, 70 ans.

Les familles des victimes ont accepté leurs excuses sans ressentiment. Saverina Utetiwabo, une survivante du génocide, a pardonné à Martha Mukamushinzimana. Elles étaient des amies proches depuis l’enfance et étaient membres de la chorale de l’Association des Eglises de Pentecôte au Rwanda (ADEPR). Cependant, Saverina Utetiwabo ne savait pas que son amie était une « génocidaire » qui avait participé au meurtre des membres de sa famille. « Apprendre cela a été un choc total pour moi et j’ai immédiatement coupé les ponts avec elle car je ne voulais pas vivre avec un criminel. Maintenant qu'elle l'a avoué publiquement, je lui pardonne. Je me sens soulagée et prête à renouveler notre relation », a-t-elle déclaré.   

Le tissu sociétal du Rwanda est encore fragile suite aux terribles conséquences du génocide. Les prisonniers libérés sans préparation sont susceptibles de provoquer des tensions, des traumatismes et de l’anxiété parmi les familles des survivants du génocide et dans la communauté, ce qui constitue une menace sérieuse pour les progrès réalisés en matière de réconciliation et de résilience. Fournir aux prisonniers sur le point d’être libérés un soutien psychosocial, associé à une préparation communautaire, contribue à relever ces défis et jette les bases solides d’une société plus réconciliée, plus pacifique et plus résiliente.

« Dans le passé, nous voyions des prisonniers du génocide être libérés à notre insu, ce qui provoquait peur et anxiété. Nous appelions les autorités ou les organes de sécurité en panique pour les alerter, car nous pensions que le « génocidaire » libéré pourrait nous tuer aussi. Je suis heureux qu'ils soient venus ici pour interagir avec nous avant leur libération », a déclaré Saverina Utetiwamo.

S'exprimant lors de l'événement, le secrétaire exécutif de la Province de l'Ouest et le représentant d'Ibuka, une organisation faîtière des associations de survivants du génocide, ont salué l'importance du processus pour dire la vérité et favoriser la réconciliation et la résilience.   

Alors que les Nations Unies se préparent à l’examen de leur architecture de consolidation de la paix (PBAR) pour 2025, les acteurs de la société civile se sont mobilisés pour garantir que leurs points de vue contribuent à remodeler les efforts de consolidation de la paix de l’ONU.

Ces examens ont un double objectif : évaluer les efforts passés et présents de l’ONU en matière de consolidation et de maintien de la paix et améliorer l’efficacité des futures initiatives de l’ONU. Deux consultations récentes organisées à Nairobi, au Kenya, ont donné un aperçu de ce processus. En mai 2024, le Life & Peace Institute, Saferworld et Interpeace ont organisé un dialogue pour partager leurs points de vue sur l'état actuel de la paix et de la sécurité dans la Corne de l'Afrique. Le dialogue a évalué l'efficacité et la pertinence de l'ONU dans les efforts de consolidation de la paix, identifiant les défis et les domaines à améliorer. Les principaux points soulevés lors du dialogue rassemblaient :

Graeme Simpson, représentant principal à New York et conseiller principal en matière de consolidation de la paix chez Interpeace, a souligné l'importance d'institutionnaliser les voix de la société civile dans le système international, déclarant : « Depuis trop longtemps, le système multilatéral se limite aux gouvernements, mais les gens ne font pas confiance ou ne peuvent pas accéder à leurs gouvernements - nous devons institutionnaliser les voix de la société civile dans le système international ».

Un autre participant a déclaré : « Ce que nous attendons de l’ONU, ce sont de véritables partenariats ancrés dans la confiance. Nous ne voulons pas être perçus comme une case à cocher pour qu’ils répondent aux exigences des donateurs ».

La Coalition ImPACT pour la consolidation de la paix, réunie le 10 mai 2024 lors de la Conférence de la société civile des Nations Unies, a été enrichie des idées partagées par divers artisans de la paix pour garantir que les aspirations à la paix soient ancrées dans une architecture de consolidation de la paix efficace et adaptable aux circonstances changeantes. La séance s'est concentrée sur la construction de cette coalition en tant qu'outil permettant de concrétiser les aspirations du Pacte pour l'avenir à travers le PBAR, et de garantir que l'architecture de consolidation de la paix 2025 soit « adaptée à son objectif ». La séance a permis de réfléchir aux moyens permettant aux organisations de la société civile d'utiliser efficacement la Coalition ImPACT, notamment en identifiant des mesures visant à renforcer les partenariats pour la consolidation de la paix entre l'ONU, la société civile et les États membres.

Abdalla El-Saffi, responsable du Life & Peace Institute au Soudan, a souligné l'importance de reconnaître la crise actuelle de légitimité de l'ONU et la nécessité de réformer la vision de consolidation de la paix. Il a souligné l'opportunité unique présentée par le prochain PBAR de relever les défis modernes tels que le changement climatique, la migration et les risques numériques. Il a souligné la nécessité d'une collaboration entre les multiples parties prenantes, d'un développement inclusif et d'un impact à la base pour une paix durable.

Ana Maria Bernal-Gaviria, représentant le Grupo Internacional de Paz (GIP), une ONG engagée dans la transformation sociale pour la consolidation de la paix en Colombie, a souligné l'Initiative de dialogue organisations de la société civile-ONU sur la consolidation de la paix et son objectif d'institutionnaliser l'engagement de la société civile dans les processus politiques de l'ONU, tels que le PBAR. En outre, elle a souligné le décalage entre les discussions politiques en cours à New York et le travail de consolidation de la paix accompli par les artisans de la paix sur le terrain, et donc la nécessité de garantir que le prochain PBAR soit informé et reflète le travail des artisans de la paix locaux dans le monde entier. 

Répondre aux appels de la société civile en faveur de partenariats durables, de processus de financement et de prise de décision localisés et d'une collaboration multipartite est essentiel pour établir une architecture de consolidation de la paix « adaptée à son objectif » pour faire face aux complexités des conflits du XXIe siècle. Car sans politiques fondées sur l’expérience des populations, leur mise en œuvre devient difficile, voire impossible. 

Le ministère de l'Unité nationale et de l'engagement civique (MINUBUMWE), en collaboration avec Interpeace, a publié une nouvelle recherche intitulée : « Un cadre participatif communautaire pour l'évaluation de la résilience au Rwanda ». Ces résultats ont été présentés, accompagnés de recommandations judicieuses, lors d'un événement de mobilisation des parties prenantes qui s'est tenu le 8 mars 2024 à Kigali.

L’objectif de cette étude, menée dans les 30 districts du Rwanda, était quadruple. Premièrement, celle-ci visait à formuler et à valider des indicateurs de résilience pour structurer les futures activités de recherche, politiques et programmes liés à la résilience communautaire au Rwanda. Deuxièmement, elle cherchait à concevoir une méthodologie participative à plusieurs niveaux pour évaluer les indicateurs de résilience, en s'appuyant sur les cadres existants, tout en les adaptant au contexte spécifique du Rwanda. En outre, l'étude visait à établir une base de référence pour la résilience communautaire dans tous les districts du Rwanda et à proposer des recommandations politiques et programmatiques concrètes pour renforcer celle à l'échelle nationale. Impliquant un échantillon significatif de 7 481 personnes, elle a adopté une approche à méthodes mixtes, intégrant à la fois des méthodes qualitatives et quantitatives. La résilience a été évaluée à quatre niveaux : individuel, familial, communautaire et institutionnel, à l'aide d'un ensemble complet de 38 indicateurs.

Les résultats ont souligné un degré louable de résilience à tous les niveaux évalués, montrant une étape importante trois décennies après le génocide contre les Tutsis. Les recommandations ont souligné la nécessité d'intensifier les efforts en matière d'initiatives de guérison sociétale, de développement des infrastructures et de facilitation de l'accès au financement et aux opportunités d'emploi.

Lors de l'événement de mobilisation des parties prenantes, le professeur François Masabo, maître de conférences et chercheur à l'Université du Rwanda, a salué l'étude. Il a reconnu son approche holistique et son alignement sur les réalités contextuelles du Rwanda.

L'étude a reçu le soutien financier du gouvernement suédois par l'intermédiaire de son ambassade au Rwanda. Martina Fors Mohlin, conseillère et cheffe de la coopération au développement de cette ambassade, a réitéré l'engagement de la Suède à soutenir la mise en œuvre du cadre développé au sein des communautés rwandaises. « Nous sommes fiers d'avoir participé à cette étude en soutenant Interpeace ainsi que le ministère (MINUBUMWE) et en permettant à cette conversation d'avoir lieu. J'ai vraiment hâte de travailler ensemble pour faire avancer ces conclusions à mesure que nous les mettons en œuvre dans la société », a-t-elle noté.

Le Cadre participatif communautaire pour l’évaluation de la résilience constitue une initiative historique au Rwanda. Il sert de point de référence fondamental pour les futures études dans le domaine de la résilience au sein du pays. Le ministre de l'unité nationale et de l'engagement civique, Jean Damascene Bizimana, a souligné l'opportunité de la recherche, notant le changement du Gouvernement du Rwanda à travers la MINUBUMWE, vers l'amélioration et le renforcement de la résilience des Rwandais face aux défis persistants découlant des conséquences du génocide contre les Tutsis.

« La résilience est l’une des valeurs rwandaises. Nous voulons concevoir des programmes et des initiatives qui s’inspirent de nos valeurs culturelles et qui contribueront à résoudre efficacement nos problèmes spécifiques. Cette recherche que le MINUBUMWE a menée conjointement avec Interpeace répond à ce besoin. Cela nous permettra de renforcer la résilience des Rwandais, de construire un pays apaisé et prospère basé sur des indicateurs concrets et réalistes », a déclaré Jean Damascene Bizimana.

Pour aller de l’avant, une feuille de route complète est actuellement en cours de lancement. Elle guidera la mise en œuvre des conclusions et des recommandations dérivées de l’étude de recherche. Elle œuvre comme plan stratégique pour toutes les parties prenantes impliquées dans les efforts de guérison et de résilience sociétale. Chaque partie prenante sera chargée d’établir des objectifs stratégiques et programmatiques spécifiques, ainsi que les cibles et actions correspondantes. Ceux-ci visent à pérenniser les gains réalisés en matière de résilience tout en s’attaquant simultanément aux éventuelles fragilités identifiées au cours de l’étude de recherche.